Associés

Actualité des actions en private enforcement en France

4 avril 2014

Les actions en private enforcement, par lesquelles les victimes de pratiques anticoncurrentielles cherchent à obtenir réparation du préjudice qui leur a été causé sont en plein essor en France, comme l’illustrent de nombreuses décisions récentes rendues au niveau national.

Quatre points d’actualité méritent tout particulièrement l’attention :

– La réforme des délais de prescription applicables aux actions indemnitaires faisant suite à des pratiques poursuivies par les autorités de concurrence (1) ;

– l’introduction de l’action de groupe, qui concerne notamment le contentieux indemnitaire des pratiques anticoncurrentielles (2) ;

– les règles d’accès et d’utilisation des pièces du dossier d’instruction des autorités de concurrence (3) ;

– la proposition de directive de la Commission européenne concernant les actions en dommages et intérêts pour les infractions aux règles de concurrence qui pourrait être adoptée dans les semaines à venir à la suite du compromis récemment intervenu entre les institutions européennes (4).

1- La réforme des délais de prescription pour les actions follow on

Jusqu’alors, le fait qu’une procédure ait été ouverte devant une autorité de concurrence pour sanctionner les pratiques dont l’indemnisation est poursuivie était sans impact sur le délai de prescription applicable à cette action civile, compte tenu de l’objet différent des procédures considérées . Dit simplement, la procédure devant l’autorité de concurrence ne suspendait ni n’interrompait le cours de la prescription de l’action civile.

L’article L. 462-7 du code de commerce, dans sa rédaction issue de la Loi dite Hamon , prévoit désormais que l’ouverture d’une procédure devant l’Autorité de la concurrence (l’ « Autorité »), la Commission européenne (la « Commission ») ou une autorité nationale de concurrence d’un autre Etat membre de l’Union européenne interrompt la prescription de l’action civile jusqu’à ce que la décision rendue soit définitive.

Cette mesure générale trouve à s’appliquer pour toutes les procédures ouvertes à compter du 19 mars 2014 par l’autorité de concurrence considérée.

2- Points saillants concernant l’action de groupe

L’action de groupe peut être intentée en réparation des dommages matériels et patrimoniaux causés par tous types de pratiques anticoncurrentielles contrevenant au droit européen et/ou national de la concurrence.

Personnes habilitées à agir et juridictions compétentes

  • L’action de groupe est réservée aux consommateurs placés dans une situation « similaire ou identique » par la faute « d’un ou des mêmes professionnels ». Elle doit être introduite par une association de consommateurs agréée et représentative au niveau national (16 à ce jour).
  • Les consommateurs doivent adhérer volontairement à l’action (système d’opt-in), le Tribunal ordonnant au professionnel – lorsqu’il a statué sur sa responsabilité – les mesures de publicité à sa charge afin d’informer les consommateurs susceptibles d’avoir été lésés pour qu’ils rejoignent le groupe à indemniser.
  • Tous les tribunaux de grande instance sont compétents pour connaître de ces actions.

La faute est établie par la décision de l’autorité de concurrence considérée

  • La responsabilité du professionnel ne peut être constatée que sur le fondement d’une décision d’une autorité ou juridiction de concurrence au sein de l’Union européenne (en pratique pour l’essentiel l’Autorité ou la Commission) qui (i) constate le manquement et qui (ii) n’est plus susceptible de recours pour sa partie relative à l’établissement dudit manquement. Ce manquement est alors établi de manière « irréfragable » par la juridiction saisie.
  • L’action de groupe s’inscrit dans une logique de « follow-on », sachant qu’elle peut être engagée sans attendre une décision définitive dès que le manquement n’est plus contesté.
  • Les décisions déjà devenues définitives au 18 mars 2014 ne peuvent faire l’objet d’une action de groupe.

Les règles de prescription

  • L’action est soumise à un délai de prescription de cinq ans à compter de la date à laquelle la décision de l’autorité de concurrence ou de la juridiction n’est plus susceptible de recours

La question de l’accès aux documents de l’Autorité de la concurrence

  • La Loi Hamon permet au juge « d’ordonner toute mesure d’instruction légalement admissible nécessaire à la conservation des preuves et de production des pièces, y compris celles détenues par le professionnel ». Cette disposition ne semble pas déroger aux règles d’accès aux documents contenus dans le dossier d’instruction des autorités de concurrence (cf. infra, point 3). Le caractère irréfragable de la faute établie par la décision de l’autorité de concurrence conduira en toute hypothèse à concentrer l’intérêt de telles mesures sur l’accès aux éléments relatifs à la démonstration du préjudice, voire du lien de causalité.

3- Accès et production des pièces du dossier d’instruction des autorités de concurrence dans le cadre d’un contentieux indemnitaire

Si les actions en private enforcement sont soumises aux règles probatoires classiques de toute action en responsabilité civile délictuelle, la spécificité de ce type de contentieux (caractère occulte des pratiques, analyse économique nécessaire pour la démonstration de leur caractère anticoncurrentiel, etc.) rend en pratique déterminant pour le demandeur de pouvoir accéder aux pièces réunies par une autorité de concurrence et qu’il ne peut, en principe, réunir par de simples moyens privés.

De la même manière, le défendeur peut trouver dans ces pièces des informations utiles pour sa défense.

La possibilité d’accéder et d’utiliser ces pièces, qu’elles soient issues du dossier d’instruction de l’Autorité (1) ou de celui de la Commission (2), a connu des évolutions récentes majeures.

Pièces du dossier de l’Autorité :

– La Cour d’appel de Paris a récemment affirmé que tant le défendeur que le demandeur (s’il a été partie à la procédure devant l’Autorité) peuvent produire les pièces du dossier d’instruction de l’Autorité, à la condition qu’ils démontrent que celles-ci sont nécessaires à la reconnaissance de leurs droits (les pièces auxquelles ils ont eu accès étant en principe confidentielles car couvertes par le secret de l’instruction en vertu de l’article L. 463-6 du code de commerce)

– Les pièces élaborées ou recueillies dans le cadre d’une demande de clémence – auxquelles le demandeur à l’action en private enforcement n’a pas accès même s’il est partie à la procédure devant l’Autorité – ne sont en principe pas communicables par cette dernière (article L. 462-3 du code de commerce).
Cette exclusion de principe apparaît cependant discutable au regard du droit européen de la concurrence – lorsqu’il est applicable – compte tenu de l’atteinte susceptible d’en résulter pour le droit effectif à réparation dont jouissent les victimes.

– Si le demandeur n’était pas partie à l’action devant l’Autorité, il peut demander à la juridiction saisie d’inviter l’Autorité à lui transmettre les pièces nécessaires à l’exercice de ses droits. Si les autres parties à la procédure indemnitaire disposent toutefois desdites pièces, c’est auprès d’elles que la communication doit être ordonnée par la juridiction prioritairement (cf. article L. 462-3 du code de commerce précité).

Pièces du dossier de la Commission

– Si les plaignants devant la Commission ont accès à la communication de griefs ou aux pièces fondant le rejet de leur plainte, l’accès au dossier de la Commission s’effectue souvent sur la base du Règlement dit « Transparence ». Ce Règlement pose un principe de communication, assorti de nombreuses exceptions tenant, notamment, au secret des affaires ou encore à l’atteinte aux procédures juridictionnelles et aux procédures d’enquête. Ces exceptions doivent cependant céder – et la communication être ordonnée – en présence d’un intérêt public supérieur.

– La Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») vient de juger le 27 février 2014 que la Commission peut présumer, de manière générale, que la divulgation des documents réunis par ses soins à l’occasion d’une procédure antitrust porterait atteinte à la protection des intérêts commerciaux des entreprises impliquées et à la protection des objectifs des activités d’enquêtes, et ce sans avoir à procéder à un examen de chacun des documents considérés.

Dans ce contexte, pour renverser cette présomption générale (qui exclut donc par principe un accès à l’intégralité du dossier antitrust), le demandeur doit concrètement démontrer – pour un ou plusieurs documents donnés – les raisons précises pour lesquelles ces derniers lui sont nécessaires pour faire valoir ses droits.

La CJUE n’écarte donc pas la possibilité d’obtenir la communication de certains documents sous réserve que le demandeur démontre qu’ils lui sont nécessaires pour l’exercice de son action indemnitaire

4- Points saillants de la proposition modifiée de directive du 11 juin 2013 (la « Proposition »)

Les éléments notables de la Proposition, qui pourrait être adoptée dans les prochaines semaines compte-tenu du compromis récemment trouvé entre les institutions impliquées quant à sa rédaction, sont, présentés ci-après :

Protection des demandes de clémence et de transaction

  • La Proposition prévoit que les demandes de clémence et de transaction ne puissent être divulguées. En revanche, cette protection ne s’étend pas aux pièces préexistant à ces demandes, même si elles les accompagnent.
  • Il est prévu que la juridiction saisie puisse se voir communiquer par l’autorité de concurrence considérée les documents pour lesquels cette exception au principe de divulgation serait invoquée pour refuser une demande de communication afin de vérifier concrètement, avec l’assistance le cas échéant de ladite autorité, s’ils relèvent effectivement de documents non communicables.
  • Si cette disposition devait être adoptée en l’état, elle nécessiterait une modification de l’article L.462-3 du code de commerce qui protège non seulement les déclarations de clémence, mais également les pièces recueillies à l’occasion de la demande de clémence (cf. supra, point 3).

Effet des décisions antitrust

  • la Proposition prévoit que les décisions antitrust définitives d’une autorité de concurrence d’un Etat membre constatant une infraction conduisent à établir de manière irréfragable l’existence d’une faute pour les juridictions de cet Etat. En revanche, les décisions d’une autorité de concurrence d’un autre Etat membre ne vaudront a minima que présomption simple d’une telle faute, la Proposition laissant le soin aux Etats membres de déterminer s’ils entendent reconnaître à ces décisions un effet plus contraignant dans leurs droits nationaux respectifs.
  • En l’état actuel du droit national, à l’exception des actions de groupe (cf. supra, point 2), les juridictions ne sont juridiquement pas tenues par les décisions de l’Autorité. L’adoption de la Proposition de directive en l’état modifierait donc le droit positif sur ce point

La prescription

  • La Proposition prévoit :
    – un délai de prescription pour agir en dommages et intérêts de cinq ans minimum ;
    – la suspension de ce délai par tout acte d’une autorité de concurrence visant à l’instruction ou à la poursuite de l’instruction d’une infraction à laquelle l’action en dommages et intérêts se rapporte, cette suspension prenant fin un an après la date à laquelle la décision constatant une infraction est devenue définitive ou qu’il a été mis un terme à la procédure d’une autre manière. La Proposition permet également aux Etats membres de prévoir une interruption de la prescription dans cette même hypothèse.
  • Dans la mesure où le droit positif national prévoit désormais que l’ouverture d’une procédure antitrust devant l’Autorité, la Commission ou une autre autorité de concurrence européenne interrompt (et non simplement suspend) le cours de la prescription de l’action indemnitaire (cf. point 1), la Proposition devrait avoir un impact limité en France sur ce point.

Quantification du préjudice et répercussion du surcoût comme moyen de défense (passing-on defence)

  • La Proposition prévoit que :
    – dans le cas d’une entente, l’existence du préjudice est réputée établie, le ou les défendeurs pouvant cependant renverser cette présomption. Cette présomption ne devrait cependant pas dispenser le demandeur de prouver le quantum de son préjudice ;
    – le défendeur peut invoquer comme moyen de défense le fait que le demandeur a répercuté, en tout ou partie, le surcoût résultant de l’infraction. La preuve de cette répercussion pèse sur le défendeur, qui peut solliciter la divulgation d’éléments pour ce faire de la part du demandeur ou de tiers.

Actuellement, la Cour de cassation fait peser sur le demandeur en réparation la charge de la preuve de l’absence de répercussion des surcoûts sur ses acheteurs(12), ce dernier devant alors démontré, par des éléments concrets, que cette répercussion n’est pas intervenue(13). La Proposition devrait conduire à faire évoluer cette pratique décisionnelle.


Références :

  1. Cour d’appel de Paris, pôle 5 chambre 4, 26 juin 2013, RG n° 12/04441.
  2. Loi n°2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation.
  3. Les décisions rendues dans le cadre d’une procédure d’engagement et les décisions de non-lieu ne pourront a priori pas permettre d’introduire une action de groupe.
  4. Tribunal de commerce de Paris, 24 août 2011, RG n°2011014911.
  5. Solution consacrée le 19 janvier 2010 par la chambre commerciale de la Cour de Cassation, pourvoi n°08-19761.
  6. Cour d’appel de Paris, 20 novembre 2013, RG n°12/05813.
  7. « seule l’existence d’un risque de voir un document donné porter concrètement atteinte à l’intérêt public tenant à l’efficacité du programme national de clémence est susceptible de justifier que ce document ne soit pas divulgué », CJUE, 6 juin 2013, affaire C-536/11, Bundeswettbewerbsbehörde c/ Donau Chemie AG et autres, point 48.
  8. Règlement n°1049/2001 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission.
  9. CJUE, 27 février 2014, affaire C-365/12 P, Commission européenne c/ EnBW Energie Baden-Württemberg AG.
  10. Arrêt précité, points 107 et 108.
  11. Pour un exemple récent, voir Tribunal de commerce de Paris, 4 novembre 2013, RG n°2011000785.
  12. Cour de cassation, chambre commerciale, 15 mai 2012, pourvoi n°11-18495.
  13. Cour d’appel de Paris, 27 février 2014, RG n°10/18285.

 

Contact :

Sylvain Justier : sylvain.justier@magenta-legal.com – + 33 1 42 25 10 62

Vincent Jaunet  : vincent.jaunet@magenta-legal.com – + 33 1 42 25 10 52

Virginie Viallard : virginie.viallard@magenta-legal.com – +33 1 42 25 65 15